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Léontine Drapier-Cadec, le jour de ses 100 ans..
Les petites vacances
Depuis que le beau jardin du presbytère et les chantiers déserts du Pont-de-Bois n'étaient plus nos paradis terrestres, Maman et ses trois grandes filles se contentaient de distractions locales. En compagnie de parents et de collègues, on faisait des pique-niques, à Pont-Mel au bord de la rivière, ou bien l'on se promenait sur les routes ou dans les bois.
Ma mère aimait aussi beaucoup fréquenter les cimetières, et depuis la mort de notre père, elle ne manquait jamais de lui faire sa visite quotidienne, même les jours de classe, même quand la nuit était tombée. C'est dans les cimetières, disait-elle, que j'arrive à connaître tous les gens de la commune et les jolis noms des villages.
Le cimetière d'Irvillac est aimable et familier, comme un jardin public. Il entoure l'église, son petit mur ne cache pas la campagne vallonnée ni la voie romaine qui monte vers Ménez-Cleguer.
Notre père avait été transféré d' Hanvec à Irvillac, quand, après son veuvage, ma mère avait obtenu le poste de direction à l'école des filles. A Irvillac, nous étions près de notre oncle. Après les deuils, les familles dispersées se rapprochaient.
Au cimetière d'Irvillac, les morts, à la sortie de la messe sont assurés d'avoir la visite de leurs proches et par les bavardages, près des tombes, d'être mis au courant de ce qui les intéressait de leur vivant, les naissances parmi le bétail et les promesses de moissons.
Par contre, le cimetière de Hanvec est trop loin du bourg, les grands arbres font un bruit de tempête et le long de la route, les couronnes et les regrets se défont et s'effeuillent.
C'est à Hanvec que Maman avait eu un soir une grosse émotion. Elle était seule dans le champ de repose et songeait à la courte vie heureuse qu'elle avait eue près de son époux.
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Mme Cadec, mère de Léontine, institutrice à Irvillac
Un soir donc, qu'elle était assise sur une dalle de pierre et se reposait avant de reprendre la route de la maison, elle entendit des coups sourds, alternés, comme un appel venant de la terre. Elle nous raconta ensuite, que pendant quelques minutes, elle avait cru que ces bruits venaient d'une fosse récemment Comblée; quelqu'un pouvait avoir été enterré par erreur, encore vivant, et frappait dans Son cercueil pour appel1er au secours. Maman avait de ces idées macabres. Elle se leva brutalement, s'orienta dans le noir et vit une lueur.
C'était une lampe tempête, au bord d'un trou et dans la fosse, deux hommes creusaient la terre. C'est Maman, toujours vêtue de noir, qui leur fit peur. Un petit cercueil était posé Sur le remblai, celui d'un bébé qui n'avait pas vécu. C'était l'usage. On ne faisait aucune cérémonie, pour un enfant mort-né et les fossoyeurs venaient la nuit enterrer le petit cadavre.
Sur la tombe, on mettait un simple écriteau: Ici repose Anonyme X.
C'est le même nom que porte mon bébé, disait Cadichon qui était maintenant une grande fille de quinze ans et savait la signification des mots. Mais ce que Maman affirmait la révoltait:
Parce qu'il n'est pas baptisé, il va rester dans les limbes jusqu'à la consommation des siècles? II ne pourra pas entrer au Paradis? II restera dans l'antichambre? II n'aura pas droit, ni aux fleurs ni à la musique? C'est trop injuste!
Maman était un peu ébranlée, elle aussi, et il lui arrivait de rire avec ses filles en imaginant les petits anges sans corps, munis de jolies ailes comme des papillons. Se sentant coupable, elle boudait un peu après avoir ri. Comment oser mettre en doute ce qu'elle avait appris chez Parrain? Il Y a tant de choses inexplicables! Les voies du Seigneur sont impénétrables!
Pardon maman! disaient enfin les trois sœurs confuses.
Un autre soir la grande grille du cimetière était fermée. Cadichon hâta le pas, tandis que le Grillon colla son visage aux barreaux de fer.
- Il y a quelque chose près de la Croix, sur les marches, dit-elle. Maman s'approcha du portail, essayant de percer l'obscurité.
- Oui, il y a quelqu'un sur la marche la plus haute, dit-elle. Je vais voir. Le Poulain Rouge poussa des cris:
- N'y va pas Maman! N'y va pas!
C'est Maman qui racontait à ses filles des histoires de fantômes et d'intersignes et qui s'étonnait ensuite de les avoir rendues craintives. Le Grillon consentit à la suivre dans l'enclos. Les deux aînées, tremblantes, s'arrêtèrent sur le seuil. Elles entendirent leur mère qui parlait dans l'ombre et la virent, pour l'aider à descendre tendre la main, à celui qui s'était réfugié au pied du calvaire. Elles furent émues de reconnaître Veïck. Il sourit en les voyants. Maman lui disait gentiment:
- Ta mère va s'inquiéter Veïck, si tu as quitté la maison depuis longtemps. Et puis, quelle idée bizarre de venir te promener le soir dans un cimetière! Veïck ne répondit pas, il avait un air honteux et sa démarche sautillante le faisait ressembler à un grand insecte.
Veïck, qui habitait près de l'école, était une distraction constante pour tous les enfants. Pauvre garçon! Il était affreux! Il bavait. Ses bras étaient trop longs, ses jambes trop courtes et tordues. De plus, on aurait dit qu'une machine se déclenchait dans son corps à la moindre émotion. C'était alors une marionnette désarticulée et anguleuse.
- Je me demande à quel mobile il a obéi? disait maman, à voix basse, à ses filles. Se rend-il compte de ses infirmités? Espère-t-il une guérison miraculeuse?
En silence, Veïck retourna à la maison en notre compagnie.
Oui, les cimetières étaient nos jardins et longtemps, Cadichon soigna la tombe du petit « Anonyme» oublié. Je suis sa seule famille, disait-elle, pleine de pitié.
Mes premiers bijoux me vinrent aussi des cimetières. Le coin où les fossoyeurs jetaient les vieilles couronnes démolies, était une mine de perles qui permettaient de faire des colliers, des bracelets, des bagues et des chapelets de mille couleurs.
Un jour, le Grillon découvrit une jolie dent blanche qu’elle aurait aimé pendre à son cou. Maman lui expliqua que transformer une dent de mort en parure était un péché mortel, pire que la gourmandise ou le plaisir de dire des vilains mots. Effrayé, le Grillon jeta la dent.
Une fille de l'école avait trouvé dans le dépotoir du cimetière, un délicieux petit Jésus en porcelaine rose. Il levait les bras en un geste touchant, comme un bébé voulant s'accrocher au cou de sa mère.
Pendant la classe, cette fille sortait le petit Jésus de sa poche et le prêtait à ses amies. Ses élues embrassaient le bel enfant et le rendaient à sa mère adoptive. Il était plus joli qu'une poupée et plus précieux.
LEONTINE DRAPIER-CADEC
Mémoires d’une skoleres (1983)
Editions de la Cité
La totalité de son œuvre est conservée à la Bibliothèque Communale d'Irvillac